Quand "ASI" défend une école de journalisme
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Quand "ASI" défend une école de journalisme

Rarement les asinautes ont été aussi unanimes : nous avons malgré nous, peut-être mieux que le documentaire sur le Centre de formation des journalistes (CFJ) dont il était question dans notre émission du 31 décembre, démontré la puissance et la nocivité corporatistes des journalistes. Retour sur cette émission, en partant de vos commentaires dans le forum.

Un mot revient, encore et encore, dans les 74 commentaires – et un courriel – ayant fait suite à notre émission du 31 décembre consacrée aux écoles de journalisme en général, et au très parisien Centre de formation des journalistes (CFJ) en particulier : "Entre-soi." À quelques commentaires positifs près, le forum est sans appel. "Peut-être que l'avis d'un journaliste qui ne serait pas passé par ces écoles aurait nuancé le débat", propose PhGarde. "Un plateau en forme de tribunal corporatiste accusant unanimement un documentaire dont les auteurs sont absents… gênant et un  brin stérile. Peut-être aurait-il fallu réorienter le thème de l'émission suite à leur refus de participer", analyse sans pitié LuckyLuke. "On retrouve dans l'émission certains des réflexes les plus irritants du journalisme actuel, notamment de ne pas écouter l'intervenant et d'imposer son propre discours", estime un autre asinaute à propos des (rares) interruptions du sociologue présent en plateau. 

Autour du plateau de cette émission enregistrée avant les fêtes, la directrice de l'école Julie Joly, le sociologue Samuel Bouron, et trois anciens élèves d'une même promotion, dont l'animateur, notre journaliste Maurice Midena. L'objet médiatique examiné pendant une heure et demie ? Le documentaire En formation, justement tourné pendant que ces trois ex-étudiants fréquentaient l'école. De quoi proposer un retour critique sur ce que sont les écoles de journalisme, près de vingt ans après le livre ravageur de François Ruffin, Les petits soldats du journalisme (Les Arènes, 2003). Mais ce retour critique a été remplacé par le procès quasi-unanime fait à un documentaire en l'absence de ses auteurs. Que s'est-il passé ?

Tout commence avec l'entretien consacré en avril 2021 par Acrimed aux réalisateurs du documentaire sur le CFJ, Julien Meunier et Sébastien Magnier. Notre rédaction attend alors de pouvoir regarder un documentaire qui nous permettrait d'aborder le sujet des écoles de journalisme, assez peu traité par Arrêt sur images – une émission et quelques rares enquêtes en tout et pour tout depuis 2008. Le documentaire, vu quelques semaines plus tard par plusieurs membres de la rédaction, ne suscite pas l'enthousiasme – comme il le dit dans l'émission, Maurice ne comprend pas pourquoi le documentaire se concentre sur les cours de "fast-journalisme" de télévision, éludant les longs mois passés à apprendre l'enquête et le journalisme de presse écrite. Mais le sujet continue d'être jugé important, et revient de temps à autre sur la table lors des conférences de rédaction. 

Conflit d'intérêts en or massif

Jusqu'à cette fin d'année, où nous décidons de faire cette émission. Le plus enthousiaste est Maurice, prêt à la présenter pour qu'elle se fasse. Il entre en contact avec les réalisateurs, avec cinq sociologues ayant étudié les écoles de journalisme, et ses deux camarades de promotion. Personne n'ignore le conflit d'intérêts en or massif que risque ici l'animateur… mais le fait que Maurice soit aussi un ex-étudiant d'école de commerce, et l'auteur d'un des deux ouvrages critiques envers les écoles de commerce publiés pendant la dernière décennie, et sa connaissance précise de ce qui s'est passé dans l'école cette année-là, plaident en sa faveur. Une semaine avant l'émission, les auteurs renoncent à venir, notamment parce qu'il leur a annoncé qu'il comptait aussi évoquer les lacunes du documentaire – il le relate dans l'émission. 

Mais ce qu'il ne dit pas en plateau, c'est que les auteurs ont déjà eu un débat agité avec Julie Joly et des étudiants du CFJ. "Ils ne voulaient pas encore se retrouver à dire des trucs qui auraient pu être mal interprétés et nuire à leur documentaire (sur les écrans depuis un mois, ndlr)", explique Maurice. "J'aurais adoré qu'ils viennent, mais par contre je n'aurais pas pu consacrer l'émission au seul propos de leur documentaire : si on avait fait ça, on ne parlerait que de l'équivalent d'un mois de formation", poursuit-il, reconnaissant que le dispositif leur aurait été plutôt défavorable. "Je trouve que le documentaire ne dit pas assez de choses du CFJ. Critiquer le documentaire permettait de casser l'image caricaturale qu'il servait, et ensuite partir de cette image pour proposer une autre critique des écoles de journalisme. Mais je me suis finalement limité au premier objectif".

Maurice n'était pas seul à la conception éditoriale de l'émission. "Quand on a appris qu'on n'aurait pas les auteurs du documentaire, on aurait dû réorienter l'émission, non pas sur le documentaire, mais sur le journalisme et la formation, en prenant le documentaire seulement comme point de départ", estime Daniel Schneidermann. Il avait alors proposé d'inviter deux enseignants du CFJ à l'époque du tournage, le journaliste de France Culture Nicolas Martin et la journaliste de télévision Valérie Casanova (ex d'Arrêt sur images par ailleurs), celle-ci expliquant dans le documentaire qu'il ne faut surtout pas faire du France Culture à la télévision. Mais le premier est indisponible, rendant inopérant ce dispositif de débat. Bref, en tournant l'émission, ce 17 décembre, Maurice est conscient du risque très élevé de connivence. Il essaie d'y échapper, en le mettant en avant dès l'introduction – c'est un des rares aspects de l'émission qui échappe aux foudres des asinautes. Il sait bien qu'il est censé, en l'absence des auteurs, porter lui-même leur parole à travers le documentaire, et tant pis si ce dernier ne l'a pas convaincu. Lui estime avoir essayé.

La domination salariale dans une entreprise médiatique

Mais ne nous cachons pas derrière notre petit doigt : "Les critiques sont globalement méritées pour l'émission, elle ne fonctionne pas très bien", reconnaît Maurice. Avec un regret en particulier, celui de ne pas avoir su rebondir à certaines affirmations émises par les invités, et qui ont justement fait réagir les abonné·es. Pour en citer trois des plus importantes, François Ruffin et Taha Bouhafs ne seraient pas journalistes car militants, affirme ainsi la directrice du CFJ, sans aucune contradiction. L'apprentissage des différents formats journalistiques, en particulier en télévision, n'aurait pas d'influence sur le fond du propos ou le formatage des étudiants, affirme-t-elle également, ce qui est tout à fait discutable. Et puis, il est bien normal d'utiliser des mots simples et des phrases courtes en télévision, se mettent tous d'accord les journalistes autour du plateau – de quoi faire s'étrangler un asinaute, y compris l'auteur de ces lignes. 

Il y a aussi tout ce qui ne figure pas dans l'émission. Or, des critiques sur le CFJ, Maurice en avait d'autres : "L'omniprésence de la novlangue managériale de la part de notre directeur d'études, une surreprésentation de cours de fact-checking sans intérêt, présentés comme de l'objectivité pure", se souvient-il avant d'en arriver à ce qui est peut-être le cœur du sujet, absent de l'émission et bien pointé par Francis Clement dans le forum : "C'est pas une école, c'est un stage d'entreprise en milieu protégé. Ils ne forment pas des journalistes mais des employés d'entreprises médiatiques." 

Une juste remarque qui ramène au fait "que notre exercice journalistique s'inscrit dans une dimension intrinsèque au capitalisme qui est la domination salariale", estime Maurice. Il note que la liberté journalistique dans les écoles, souvent supérieure à celle des médias employant ensuite les journalistes, est largement documentée par les travaux de sciences sociales. Mais le rôle des écoles de journalisme, toutes professionnalisantes qu'elles soient, ne pourrait-il pas être aussi celui de l'apprentissage des possibilités de subversion en entreprise afin d'éviter censures et découragements, ou de découverte des droits journalistiques et des moyens – parfois syndicaux – de les faire respecter malgré la contrainte salariale toute-puissante, plutôt que d'accompagner ces dominations telle une normalité future ? Maurice mentionne le reportage du journaliste Julien Brygo dans Acrimed, qui décrit l'incompréhension de jeunes journalistes auxquels il faisait part de sa propre subjectivité journalistique, pour les placer face à la leur. 

Pourquoi ne pas avoir invité Brygo ? "Il n'a fait qu'une conférence devant des étudiants, ça ne lui permet pas de raconter ce qu'est une école de journalisme", répond Maurice. Il s'est en effet appliqué à réunir autour de la table des intervenants dont il estimait la connaissance du sujet suffisamment profonde, en particulier le sociologue Samuel Bouron, auteur de travaux respectés, et le journaliste Hadrien Mathoux, l'un des rares à s'être penché, ces dernières années, sur les écoles de journalisme. En discutant, Maurice se souvient que les limites d'un plateau d'insiders trop proches du sujet avaient déjà été soulevées lors de son émission sur les sondages, mais pas lors de son émission sur l'inflation qui avait pourtant un biais similaire. "L'absence de contradictoire sur l'inflation n'a d'ailleurs pas dérangé les asinautes, peut-être parce que le propos allait dans le sens de leur perspective ou de leurs opinions", observe Maurice. Il admet qu'en l'absence d'outsiders, dont la connaissance parfois imparfaite mais plus tranchante du sujet permet aussi de pousser les invités dans leurs retranchements, ce rôle lui échoit – et qu'il ne l'a que très imparfaitement rempli cette fois-ci.

Et comme souvent quand un plateau unanime tient un discours rassurant – un peu trop rassurant – sur l'état de son propre secteur, sans avocat du diable pour en révéler les incohérences, les anomalies, les failles, vous, chers asinautes, nous rappelez à l'ordre, parfois sèchement. "Le forum est très sévère", analyse Daniel qui tient à rappeler, tout de même, quelques séquences intéressantes. "C'est une émission où il apparaît des choses, comme le débat sur la culture générale (qui est vif dans la rédaction, certains l'estimant vitale, d'autres plus annexe pour un bon journaliste, ndlr). Ça m'intéresse aussi de savoir que la directrice du CFJ trouve que Taha Bouhafs et François Ruffin ne sont pas des journalistes, d'apprendre comment elle raisonne. Et la question du physique est intéressante, à propos de ceux qui sont «trop moches» pour faire de la télé." Mais ce jour-là, du point de vue du médiateur, le conflit d'intérêts autour du plateau fut trop puissant pour permettre d'aller plus loin. Et il fallait vous en parler, d'autant plus que Maurice n'a pas veillé comme d'habitude sur les commentaires – et n'a donc répondu à aucun·e d'entre vous. Tout ceci n'est donc que partie remise : ASI n'a certainement pas terminé de parler des écoles de journalisme. Sous votre regard vigilant.

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